Depuis janvier 2024 et pendant un an, le CRISMAT accueille en résidence l’artiste plasticienne Sophie Moraine pour développer son projet Unitas Multiplex et lui permettre de travailler sur son art de la mémoire 4.0.
Sophie Moraine est une artiste plasticienne, basée à Caen (Normandie). Son travail artistique est axé sur l’art de la mémoire, art inventé par les Grecs de l’Antiquité. Il s’agit d’une méthode, qui consiste à assimiler une grande quantité d’informations via des lieux associés à des images, dans un état méditatif. Ces images sont qualifiées par Cicéron de « frappantes » car elles devaient être colorées, à connotations burlesques, vulgaires, dramatiques, sexuelles, du moins émotionnellement puissantes.
En 2022, son art de la mémoire 3.0, s’est axé essentiellement sur une question : « Où en sommes-nous avec les Vertus ? », réactivant ainsi les 4 vertus platoniciennes dans les mémoires collectives, dans notre société en SSPT : la Prudence (la plus importante de toutes), la Tempérance, la Force (qu’elle qualifie de morale) et la Justice (déterminée comme sociale).
Cette question posée l’a amenée à étudier les cadres constitutifs des mémoires collectives et leurs processus d‘élaboration dans son art de la mémoire 4.0.
Après la lecture d’ouvrages de M. Halbwachs (Les cadres sociaux de la mémoire), de Francis Eustache (Les chemins de la mémoire) et des frères Tadié (Mémoire et émotions), une chaîne de réflexions l’a conduite vers les écrits d’E. Morin (La Méthode), de P. Clastres (La société contre l’état) et sur les chemins de l’alchimie (effleurée avec l’étude de la Divine Comédie de Dante, il y a 8 ans).
L’être humain flotte dans un bain continuel d’informations de surface (nous surfons sur le net). Nos mémoires individuelles et nos mémoires collectives sont sous contrôle de la société, actuellement une société fondée sur l’économie de marché. La société a besoin en règle générale d’unité pour se conserver, de mémoires collectives unifiées, constituées de symboles, d’images, de récits, de narrations, d’éléments qui participent à la construction identitaire d’un peuple. La société modèle donc nos souvenirs collectifs et in fine nos souvenirs individuels. L’histoire apprise est celle des vainqueurs. Les moyens utilisés pour traiter les informations et les unir sont la répétition, la ritualisation, la stylisation et la théâtralisation. La société nous donne à voir les Images Frappantes qu’elle souhaite que nous retenions. On pense au concept de l’homme dressé, mis en lumière par le sociologue P. Bourdieu.
En tant qu’artiste, elle se demande si on peut échapper à ce contrôle ? Comment peut-on bifurquer ? Comment autrement construire des souvenirs ? Questions à la base de son art de la mémoire 4.0. Deux possibilités identifiées s’offrent à sa réflexion. La première concerne l’être humain qui dort et qui rêve, échappant en apparence à ce conditionnement. La seconde implique nécessairement d’opposer une autre société si on désire échapper à celle qui contrôle, ce qui induit la recherche de sociétés contemporaines dont les systèmes économiques, politiques, judiciaires et religieux sont fondés sur des valeurs différentes. Les mémoires collectives et individuelles sont étroitement liées aux institutions, aux lieux, aux images et aux émotions (en lien avec nos sens) ; d’autres questions se posent alors. Peut-on changer les lieux de mémoire, peut-on changer les images, pour autrement se souvenir ? Se souvenir implique nécessairement un concept opposé et complémentaire : l’oubli. Comment autrement oublier, en particulier dans notre société systémique et numérique d’hypertrophie des mémoires collectives et individuelles ?
Ainsi arrive le temps du travail dans la matière, de formuler ces questions plastiquement, lesquelles lui imposent de travailler dans le creux et révéler par le négatif, de la mnémotechnie à la léthotechnie. Le rêve et l’éveil, le souvenir et l’oubli sont deux paires élémentaires dans la construction de sa pensée, incarnées dans les prochaines œuvres plastiques qui seront aussi en lien avec les émaux cristallisés, travail technique amorcé avec son art de la mémoire 3.0, en 2021. La cristallisation est autant une opération de l’esprit que l’action du feu permettant le passage d’un état désordonné (gazeux, liquide ou solide) à un état solide ordonné. La cristallisation est l’inverse d’une dissolution. Son art de la mémoire 4.0 va donc s’incarner dans une installation nommée « Unitas Multiplex », composée d’un haut-relief en papier (oubli/souvenir) et d’une sculpture en grès émaillé à cristaux (rêve/éveil).
La future œuvre en céramique est ainsi liée à sa résidence au laboratoire CRISMAT pendant l’année 2024, c’est la première intention. L’’expérimentation (longue) sur les émaux cristallisés, le matériel du laboratoire CRISMAT et les connaissances des chercheurs vont permettre la mise au point d’un mode opératoire précis pour la création de cristaux de grandes dimensions 3D, aux formes possiblement prédéterminées. C’est ce vers quoi tend sa collaboration avec l’équipe, la recherche d’un nouveau matériau, en relation avec les problématiques environnementales actuelles. Il s’agit de valoriser autant le processus que le prototype, objets communs aux artistes, aux chercheurs et aux ingénieurs.
La deuxième intention est sociale, celle de rassembler ce qui est épars par le partage des points de vue sur les expérimentations à venir. Les différences deviennent unificatrices et complémentaires, une transdisciplinarité prometteuse. Son insertion au sein du CRISMAT entraîne une nouvelle organisation qui peut faire apparaître des qualités nouvelles, faire émerger de nouvelles idées, aussi bien pour elle que pour les chercheurs. Les artistes et les chercheurs ont des points communs : rendre visible l’invisible ; faire des allers-retours du macrocosme au microcosme. Les processus les réunissent. La différence majeure pour l’artiste réside dans le fait de questionner le monde dont il est issu, sans forcément chercher à y répondre. Les chercheurs en sciences appliquées posent des questions et tentent de les solutionner ; l’invisible est pris en tant que principe de réduction du réel (de la molécule à la particule). L’artiste se sert de l’invisible en tant que concept subversif pour interroger le réel, en considérant l’invisible comme ce qui ne se voit pas et ce qui ne se voit plus à force d’être trop visible.
Sa présence au labo CRISMAT est aussi l’occasion de faire découvrir ses pratiques artistiques, ses concepts esthétiques aux chercheurs du laboratoire et plus largement aux autres chercheurs en sciences, regroupés dans la même aire géographique. Des actions de médiation sur site et à l’extérieur sont envisagées (la fête de la Science 2024). C’est la troisième intention.